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mardi 22 janvier 2013

l'effrayable, le 2 février chez Mots & cie



Reclus dans un asile psychiatrique, un homme évoque sa folie et l'effro(a)yable destin qui fut le sien. Victime, dans son jeune âge, d'un viol perpétré par son frère aîné, il dévide l'écheveau d'une terrible généalogie qui remonte à l'horreur nazie, puis soviétique, dans le vaste champ de ruines que laisse le « grand Reich » déchu. Sous les traits troublants d'une petite fille – « Tout homme, garçon, femme ou fille violé devient toute petite fillasse », explique-t-il –, il dessine au scalpel un roman familial aux terrifiants échos.

Sur un aspect plus formel, Andréas Becker se livre à un travail époustouflant de subversion de la langue, à un concassage méthodique des mots qui nous fait vivre en quelque sorte la folie de l'intérieur comme par une sorte de maïeutique au forceps, capable de faire dire au langage ce qu'il se refuse trop souvent à dire : « En moi, c'est l'effrayable calme, la mer plate d'un bleu olive jusqu'à l'horizon trop large, quelques écumes ici ou là pour modeler un ordonnancement, former un modèle après lequel vivre, avancer, s'avancer, avaler, attacher, ahurisser et pourquoi pas, amarranter, accabler, apprivoiser, accoucher, albiliter, affabler surtout affabler, ne pas me dévoiler du fond du cœur puisque rien n'est vrai ni rien n'est faux et ce n'est qu'avec des fausseries que je me construis ma réaliterie. »

On connaît les cas magnifiques d'écrivains passés volontairement de leur langue maternelle au français : Beckett, Kundera, Ionesco ou encore Cioran qui aimait à dire : « On n'habite pas un pays, on habite une langue. » Merveilleuse illustration de ce credo, s'il en est, que ce premier roman – on en douterait face à une telle maîtrise – d'un auteur allemand qui a choisi le français comme langue matricielle. Malaxant la langue, ciselant néologismes et mots-valises dans des forges dignes d'Héphaïstos, Becker se dit inspiré par Céline ou Beckett, mais on peut y voir aussi quelque parenté avec Rabelais, Marcel Moreau et autres géniaux fouailleurs d'entrailles.

Enfin, l'essentiel n'est pas là : Becker a un talent singulier qui ne doit qu'à sa propre voix. L'Effrayable est de ces livres inclassables qui répondent à l'impératif catégorique dans lequel Barthes voyait le cœur de toute vraie littérature : « ébranler le sens du monde. » Et personne n'en sortira indemne : « La populace obéissait comme toujours, se transformatant ici en bourreaux, là en victimes selon leur convenancement à eux, dicteurs de notre monde. »

En ces temps de forte grisaille où une littérature domestique dominante déverse ses « produits agréés courants » sur l'étal sinistré des librairies, sa lecture est ô combien salutaire. Il ne paraît pas beaucoup de romans de cette audace et de cette force. Lisons-le ! Clamons-le !
 Patrick Tudoret

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