Une après-midi en juillet, on a passé quelques heures dans une
librairie cherbourgeoise et on a regardé les clients s’adonner à cette
activité étrange qui consiste à humer un livre. Il est apparu que nous
effectuons presque tous les mêmes gestes.
Le chaland type, une
fois qu’il a pris connaissance d’une couverture, d’un titre et d’un nom
d’auteur, a pour premier réflexe de retourner l’ouvrage. Pas assez
longtemps pour lire la quatrième de couverture. Il en
attrape les premières lignes, ou la scanne en vitesse. Puis, s’il ne
repose pas le livre, il l’ouvre vers le milieu. Il regarde de quoi la page est faite. Là aussi, il reste peu de temps et feuillette, d’un geste à la fois expert et nonchalant.
S’il poursuit, il revient à la quatrième, qu’il lit plus en détail. Parfois, il rouvre le livre, à la
première page cette fois, et tente une première incursion dans le
récit, sur quelques lignes. C’est dans cet aller-retour mystérieux entre
le texte et la quatrième – mystérieux parce qu’on sait ce
qu’il regarde, mais on ne sait pas ce qu’il cherche – que se joue le
précieux «acte d’achat». (Ce jour-là à Cherbourg, personne n’a rien acheté.)
La quatrième de couverture est évidemment censée charmer le lecteur. Elle est une page de pub.
«Donner envie de lire le livre»,
nous dit Olivier Cohen, patron des Editions de l’Olivier. Mais les
fonctions de ce petit texte sont nombreuses, et complexes: il doit tout à
la fois résumer l’intrigue, indiquer le genre littéraire dans lequel le livre s'inscrit, donner à sentir la
phrase de l’auteur, vanter ses qualités, énumérer les thématiques
abordées dans le récit, résumer son propos général, le situer dans une
oeuvre.
L’efficacité commerciale de la quatrième de couverture n’est pas prouvée. Un représentant juge que c’est
«hyper-important», mais un libraire assure que
«les gens se décident d’abord en feuilletant».
«Il
y a l’inusable enquête annuelle qui vient nous dire que le
déclenchement de l’acte d’achat est dû : 1) au bouche-à-oreille; 2) à la
presse; 3) à la quatrième, dit Thomas Simonnet, éditeur chez Gallimard.
Mais je ne sais pas. Personne n’a essayé d’écrire une quatrième qui repousse les gens.» Il semblerait au contraire que beaucoup s’y efforcent.
"Déchirant de lucidité"
L’éditeur
du livre se charge normalement de rédiger sa «quatre». Chez l’Olivier,
c’est inscrit dans les contrats, et le patron de la maison considère que la quatrième
«ne fait pas partie du livre». Pour Thomas Simonnet, c’est
«une prérogative de l’éditeur»:
C’est
un moment périlleux. On écrit 1 000 signes qui vont délimiter le texte,
et peut-être le réduire. Parfois, ça ne marche pas. Ça fait plat, on a
l’impression qu’il y a eu 500 livres comme ça. Mais c’est aussi un
moment fort. On dit publiquement quelque chose du livre pour la première et la dernière fois.
Avant ça, l’éditeur a produit plusieurs textes: une fiche de lecture à la réception du manuscrit, un argumentaire commercial détaillé qui donne des éléments de langage aux représentants, des résumés plus ou moins longs qui finissent sur les sites de vente ou les catalogues de distributeur.
La
quatrième est souvent issue de ces documents internes, ce qui peut
expliquer sa pesanteur. Au dos d’«Un cheval entre dans un bar», de David
Grossman
(Seuil), on trouve ce pâté qui ne peut avoir été généré qu’en plusieurs fois :
Car ce soir-là, Dovalé met à nu la
déchirure de son existence : le choix terrible et fatal qu’il a dû
faire à l’adolescence. [...] Le récit évolue sur une frontière mouvante
entre réalité et inconscient, sentiments violents et actes inaboutis,
tandis que l’humour et la dérision colorent les épisodes poignants.
La
quatrième a une origine commerciale et une vocation promotionnelle. On y
pratique un art presque hystérique de l’éloge. L’argumentaire
commercial de «Boussole», de Mathias Enard
(Actes Sud), affirme que
l’auteur
de “Zone” orchestre une quête éperdue et délibérée de l’autre en soi et
s’y montre vertigineux d’érudition, irrésistible de mélancolie et déchirant de lucidité.
Le texte est depuis devenu plus sobre (
«tout en érudition généreuse et en humour doux-amer»).
Mais on y retrouve cette voix improbable et caractéristique : celle de
l’éditeur qui, par une étrange coïncidence, adore ce qu’il cherche à
vendre.
Une idée assez répandue dans l’édition veut que les écrivains ne soient pas les mieux placés pour présenter leur travail.
«Ce serait un peu gênant pour un auteur de devoir écrire que son roman est déchirant»,
dit Olivier Cohen. Certains sont regardants. Modiano aime qu’on y mette
un extrait, et le choisit avec soin. Christian Oster, à l’Olivier,
tient à bannir toute forme de commentaire.
(La chouette présentation du «Coeur du problème», son prochain roman :
«En
rentrant chez lui, Simon découvre un homme mort au milieu du salon.
Diane, sa femme, qui, selon toute vraisemblance, a poussé l’homme
par-dessus la balustrade, lui annonce qu’elle s’en va. Elle ne donnera
plus de nouvelles. Simon, resté seul avec le corps, va devoir prendre
les décisions qui s’imposent.»)
Beaucoup d’auteurs sont très
mécontents de ce qu’on fait dans leur dos, mais ils ne tiennent pas à
s’épancher publiquement. Une romancière, publiée dans une maison comme
il faut, nous dit, la rage dans la voix:
«Il faut toujours le faire soi-même. Ce qu’ils proposent, c’est toujours nul.» Julien Green disait à propos des «prière d’insérer» :
«Si je ne le fais pas, un autre le fera à ma place, et plus mal encore.»
Globalement
les quatrièmes d’écrivain sont meilleures, quand c’est un bon écrivain.
Plus courtes, moins scolaires. P.O.L confie par principe la tâche à l’auteur. Nicolas Fargues vient de rédiger sa dixième, pour «Au pays du p’tit».
«Dans leur grande majorité, ces quatrièmes ont été très pénibles à écrire, dit-il.
Et
ratées, le plus souvent. J’aimerais être accrocheur, mais un étrange
souci de déontologie m’empêche tout racolage. J’aurais honte de
survendre mon livre.»
"Un héros comme vous n'en avez jamais vu !"
Il n’y a pas eu de travaux définitifs sur la
quatrième de couverture. Gérard Genette en parle brièvement dans
«Seuils», livre qu’il a consacré aux à-côtés du livre, qu'il nommait le
paratexte. Les historiens de l’édition ne savent pas précisément quand
elle est apparue. On en trouve très tôt aux Etats- Unis, où la tradition du blurb, mot élogieux adressé sur commande par un autre auteur et imprimé sur le livre, date du XIXe siècle. La
première édition de «The Great Gatsby» de Fitzgerald, en 1925, possède
sur sa jaquette une quatrième en bonne et due forme, qui semble avoir
été rédigée par un forain (
«Un héros comme vous n’en avez jamais vu !»).
Au même moment en France, sur la
dernière de «couv», il y a une liste de titres publiés chez le même
éditeur, ou rien. Selon un collectionneur, François Bogliolo, le premier
à l’utiliser pour faire la promo du livre est Edmond
Charlot, éditeur de Camus à Alger. Début 1949, sur un ouvrage d’Emmanuel
Roblès et deux d’Alberto Moravia, il a l’idée d’imprimer le «prière
d’insérer», d’ordinaire destiné aux journalistes, à l’arrière. Sans
doute un moyen de faire face à la pénurie de papier. Quelques années plus tard, partout en France, les dos de livre se couvrent massivement.
«C’est le reflet d’un changement profond dans l’édition», dit Pascal Fouché, historien du livre qui a dirigé “l’Edition française depuis 1945” :
Avant guerre, les livres étaient des objets de semi-luxe, faits pour être reliés. Dans les bibliothèques de la bonne société, on trouvait peu de livres “dans leur jus”. Petit à petit la production a augmenté, et le livre est devenu un objet grand public.
Les
librairies aussi ont changé. Avant, il y avait un comptoir, on
demandait l’ouvrage qu’on voulait. On ne touchait pas. Quand les grandes
surfaces apparaissent et se mettent à vendre des livres, les librairies
s’adaptent. Elles présentent les livres sur les tables et deviennent un
lieu où on circule. C’est le moment où apparaissent les jaquettes
illustrées, dans les années 1950. Le livre doit se distinguer en
librairie, tant par la couverture que par l’arrière, et le lecteur doit savoir ce qu’il y a dedans.
A
propos de cette évolution, Genette note dans «Seuils» quelque chose
d’intéressant. Le «prière d’insérer» était destiné aux journaux, et donc
indirectement au public,
«au sens le plus vaste et le plus commercial». Durablement imprimé sur le livre, il s’adresse désormais
«à une instance plus indécise [...]
, cette frange déjà restreinte du public qui fréquente les librairies et consulte les couvertures». L’irritante quatrième de «couv» contemporaine, avec son hard marketing du bon goût littéraire, fait son apparition.
[Rien] (ou presque)
Dans un premier temps, certaines maisons, comme Minuit ou José Corti, résistent et laissent
leurs versos immaculés, ce qui a évidemment une classe folle. Mais
elles ont depuis cédé. En 2012, Fabienne Raphoz, chez Corti, déclarait
au «Magazine littéraire» :
Si nous pouvions encore
nous en passer, cela ne me gênerait pas. Mais vouloir se démarquer à
tout prix aurait un côté hautain ou élitiste, que nous ne recherchons
pas. C’est pourquoi nous jouons le jeu.
Les Editions de Minuit ont imposé le style de la quatrième chic: concise, énigmatique. Celle de Jean- Philippe Toussaint, qui publie «Football» en septembre :
C’est peut-être là
l’enjeu secret de ces lignes, essayer de transformer le football, sa
matière vulgaire, grossière et périssable, en une forme immuable, liée
aux saisons, à la mélancolie, au temps et à l’enfance.
P.O.L a repris la formule à son compte. La
quatrième regarde le livre de l’extérieur, mais en fait partie. Nicolas
Fargues, au dos d’«Au pays du p’tit», lui donne le même narrateur que
son récit, et en fait une sorte d’appendice :
J’enseigne la sociologie à l’université et j’ai 44 ans. Je viens de publier une étude violemment critique sur la culture et les moeurs françaises et je n’accorde plus d’importance à grand-chose dans la vie.
Chez
Allia, Gérard Berréby se contente d’une phrase tirée du texte, balancée
telle quelle, souvent obscure. Dans «Fordetroit», d’Alexandre
Friederich, immersion à Detroit, ville en faillite, de l’écrivain suisse
qui avait l’an dernier passé trois semaines dans des avions low cost
pour écrire «easyJet», on lit simplement :
«En coulisse il se dit que les vitres teintées ont pour fonction de cacher le vide.»
Peut-on ne rien écrire au dos d’un livre ? Thomas Simonnet, quand il a pris la direction de la collection «L’Arbalète» chez Gallimard, a d’abord voulu
«[se]
débarrasser de tout». Aujourd’hui, sa collection est une exception chez Gallimard: il se permet des quatrièmes de quelques lignes. La maison, normalement, l’interdit. Elle les juge
«racoleuses» et irrespectueuses pour le lecteur.
«L’idée
est de ne pas tendre vers le pitch. Chez P.O.L, ça a un sens, parce
qu’ils sont liés à la tradition minimaliste. C’est autoréférentiel.»
Simonnet travaille aussi pour la collection Blanche.
Faire les quatrièmes pour la
Blanche n’a rien à voir. Les auteurs sont plus connus, et plus
attendus. Ils ont établi une relation de confiance avec leurs lecteurs.
Il faut respecter ça, et en même temps ne pas se contenter de les
résumer à ce qu'ils ont fait auparavant. Du coup il y a une attente
paradoxale du même et du différent. Et puis ils regardent de plus
près. Certains le prennent très en main, d'autres demandent d'être
sobre, d'autres encore veulent quelque chose de très commercial.
Dans la Blanche, Simonnet s'occupe notamment de Philippe Djian.
«C'est quelqu'un qui tient beaucoup à son style, dit-il,
mais il fait confiance à ses éditeurs. Et j'ai remarqué que j'avais une manière très particulière d'écrire ses quatrièmes.» Tout comme Myriam Anderson chez Actes Sud, qui a dû s'occuper de «Boussole», le nouveau roman de Mathias Enard, très attendu.
J’ai
été très proche de ce texte, pendant plusieurs années. Je l'ai lu comme
un feuilleton. Et en écrivant la quatrième, il y a eu comme un effet
miroir. Je n'ai pas essayé d'écrire comme Mathias, mais mon texte a été
contaminé par le livre. Il le reflète.
"Desperate Housewives par Virginia Woolf"
Aux
prises avec des impératifs de légitimation littéraire et d'efficacité
commerciale, les grandes maisons n’arrivent pas à se départir du plan
«résumé-commentaire» et de cette langue intermédiaire, à
mi-chemin entre celle du critique universitaire et celle du représentant
de commerce, qui donnent des phrases étouffe-chrétien comme:
«“7” compose une image nouvelle de la psyché de l’homme contemporain, de ses doutes et de ses croyances nécessaires» (au dos du prochain roman de Tristan Garcia, chez Gallimard).
Dans les quatrièmes de la rentrée, qui ressemblent à celle de l'an passé et à celles de l'an prochain, on trouve:
- de la psychologie 100% de matière grasse:
«Pour "tenter de vivre", il faut abandonner plusieurs "moi" derrière soi. Mais le peut-on ?» («Il faut tenter de vivre» d’Eric Faye, Stock) ;
- des résumés trop précis:
«Et
puis il y a Forgeaud, le boss du marché, protecteur incontournable et
despote au passé obscur, Forgeaud qui, frappé par la beauté de Jeanne,
en perd le souffle et se promet de la posséder avant l’été.» («La Saison des Bijoux» d’Eric Holder, Seuil) ;
- de la publicité lourde:
«Plus
que jamais dans son élément, Eric Holder s’empare de cette saison
mouvementée au goût de sel, prétexte à un exercice virtuose de
portraitiste, à des scènes et des tableaux qui réservent un régal de
lecture.» (Eric Holder à nouveau) ;
- du pathos:
«Un voyage sans retour, ayant pour seules issues la violence et la mort.» («La Terre sous les ongles» d’Alexandre Civico, Rivages).
Grasset se démarque par des quatrièmes plutôt sobres, où la citation prime. La palme de la longue
«tartine dissertative», comme dit un éditeur mauvaise langue, revient sans conteste à Actes Sud. Le nouveau Mathias Enard est
un
pont jeté entre l’Occident et l’Orient, entre hier et demain, bâti sur
l’inventaire amoureux de siècles de fascination, d’influences et de
traces sensibles et tenaces, pour tenter d’apaiser les feux du présent.
Dans «Notre désir est sans remède»,
Mathieu
Larnaudie, qui attaque (comme on le dirait d’un acide) le réel par la
fiction pour donner à penser le contemporain, livre une réflexion
politique sur l’image et l’individu.
C'est même devenu un style.
En région parisienne, un collectif de libraires a créé un jeu:
reconnaître les quatrièmes Actes Sud. Certains dans la maison soupirent devant leur lourdeur, mais les éditeurs tiennent à leur ligne.
On assume, même si on entend régulièrement “le Masque et la
Plume” se moquer de nous, dit Myriam Anderson. On essaie d’être
professionnels vis-à-vis de notre lectorat. On veut leur transmettre le
plus d’informations possible.
En même temps, il n’est pas évident de dire simplement de quel bois littéraire un roman se chauffe. Certains plâtrent la quatrième de références.
«J’ai commis des choses impérissables», rigole Olivier Cohen:
Pour
un livre de Rachel Cusk, “Arlington Park”, j’avais écrit : “Comme si
Virginia Woolf avait écrit un épisode de ‘Desperate Housewives’.”
Puis
elle est venue à Paris, et au cours d’une réception elle a hurlé: “Et,
contrairement à ce que dit mon éditeur français, mon livre n’a rien à
voir avec ‘Desperate Housewives’. Je hais cette série, qui est un summum
de vulgarité !’’ Elle était furieuse. En même temps, je n’en étais pas
mécontent, de ma formule. Ça donnait envie. Ça reste de la réclame.
David Caviglioli